Le vécu psychocorporel, fondement de l'organisation spatiale

L'appréhension de l'espace, la conscience du corps, ne sont pas des fonctions isolées, abstraites et juxtaposées, elles sont ouvertes l'une sur l'autre, elles représentent des possibilités d'action pour nous-mêmes et des moyens de connaissance du monde : la dynamique du corps agissant ne pouvant s'accomplir que dans l'espace et jusqu'à un certain point, l'espace n'étant rien pour nous sans le corps qui agit.

Julian de Ajuriaguerra, 1970


L'espace est une dimension essentielle de l'être humain. "L'espace n'est pas pour l'homme un vis-à-vis. Il n'est ni un objet extérieur, ni une expérience intérieure. Il n'y a pas les hommes, et en plus de l'espace" (Heidegger, 1958). L'homme et l'espace ne sont pas deux choses séparées ; exister c'est être-là, c'est-à-dire ici et maintenant. Ceci est d'ailleurs inscrit en nous dès notre naissance ; nous disons qu'un enfant vient "au monde", et dès sa naissance il est situé : il est né de tel père et de telle mère en un certain lieu et en un certain temps qui sont d'ailleurs inscrits sur sa carte d'identité. Pour Heidegger, l'homme est un être spatialisé, au sens où sa condition ontologique est une condition habitante, l'homme est un être-qui-séjourne. L'homme est en tant qu'il se tient dans l'espace et il est essentiel à l'homme d'habiter véritablement l'espace, c'est-à-dire de s'y sentir chez soi, familier.


Il y a deux grands aspects du traitement spatial :

- l'organisation spatiale qui s'appuie sur la perception et l'utilisation d'informations de l'environnement ; elle contient des rapports topologiques déterminant la place relative des objets,

- la structuration spatiale, associée à l’abstraction et au raisonnement, qui fait appel à des rapports projectifs, supposant la capacité d'adopter un autre point de vie, et à des rapports euclidiens ou métriques situant des éléments selon un système de coordonnées.


Notre appréhension de l'espace est issue de nos expériences sensori-motrices : l'espace est d'abord le lieu habité par notre corps, nos mouvements et nos postures, il est aussi appréhendé par nos perceptions qui nous permettent de situer les éléments de l'environnement, leurs déplacements et de nous situer par rapport à eux.

La notion d’espace s’acquiert d'abord à partir des diverses perceptions qui nous font appréhender notre corps et le monde extérieur. Le toucher, l'audition, la vision, le sens de notre position (proprioception) et le sens vestibulaire nous informent tous, et très précocement, sur notre position ou la position des objets dans l'espace. Le schéma corporel est à la croisée de ces différentes perceptions : il est défini comme "la conscience de notre propre corps à laquelle s'ajoute le sens de l'espace et de nos attitudes ce qui fonde la disponibilité du corps, des mouvements, des actions".


Au cours de son développement, l'enfant va passer par différents stades :

- le stade de l'espace subi, période où l'enfant subit les déplacements que son entourage lui impose,

- le stade de l'espace vécu, période où l'enfant évolue de l'espace sensoriel à un espace où il se déplace, dans lequel il manipule,

- le stade de l'espace perçu où l'enfant va comparer ses diverses expériences spatiales, les analyser. Il vit encore l'espace de manière égocentrique (il conçoit tout par rapport à lui-même),

- le stade de l'espace connu lors duquel l'enfant accède à l'espace représenté. Il peut organiser l'espace, il va acquérir des capacités de décentration et les conceptions d'espace projectif et euclidien c'est-à-dire qu'il peut envisager d'autres points de référence que lui-même et situer les éléments selon un système de coordonnées.


L’espace est cependant aussi intimement lié à notre vécu émotionnel et à notre manière d'être au monde comme sujet différencié, en relation.

Sur le plan psychique, la découverte de l'espace passe par la différenciation d'espaces internes et externes, par la prise de conscience du Moi différencié et de l’altérité, par l'intégration physique et psychique de la limite et de la finitude.

La qualité du lien entre l'enfant et sa mère a aussi des conséquences sur les capacités spatiales de l'enfant. Progressivement, l'enfant va connaître un conflit entre le besoin de sécurité, satisfait par le fait d'être auprès de sa mère et l'attrait de l'exploration et de conduites nouvelles à partir desquelles se feront l'acquisition de connaissances et de capacités d'adaptation.

Se met donc en place une balance sécurité-risque pour l'enfant. Pour acquérir et accroître sa perception de l'espace, l'enfant doit pouvoir le parcourir et l'explorer librement.


C'est par toutes ces étapes, au fur et à mesure de ses expériences locomotrices et manipulatoires, que l'enfant peut accéder de l'espace vécu de ses premières expériences sensori-motrices et psycho-affectives jusqu'à la maîtrise d'un espace représenté puis conceptuel, manipulable par nos capacités de raisonnement et d'abstraction.


Il serait erroné cependant de confondre une bonne capacité d'engagement du corps dans l'espace et des compétences spatiales de qualité : des personnes ayant des capacités sensori-motrices réduites peuvent acquérir d'excellentes capacités de traitement abstrait de données spatiales mettant en jeu d'autres compétences comme les compétences visuo-spatiales.